Le Web a-t-il 25 ans ?

Mise à jour 10 août 2016

Nombreux sont les médias à avoir célébré les 25 ans du Web, à la date du 12 mars 2014.
Comme très souvent, une dépêche d’agence tombe, ou un article source paraît (ce qui est le cas ici), et tout le monde se précipite pour relayer l’information.

20 ans ou 25 ans ?

Signe de l’amnésie de nos sociétés et de nos médias, il se trouve que les 20 ans du Web ont été célébrés… il y a 10 mois !
20 ans + 10 mois = 25 ans. Étrange arithmétique en vérité…

Ce phénomène montre à quel point nos sociétés surfent sur l’éphémère, sans mémoire et sans recul, sacrifiant trop souvent aux phénomènes de mode et d’engouement passagers.
La ligne éditoriale des Infostratèges s’est toujours inscrite en contrepied de cette tendance, s’efforçant de fournir une actualité qui prend du recul, qui apporte ou favorise une réflexion et qui cherche à donner un certain sens aux évènements constatés. Nous ne rappellerons pas les nombreux phénomènes d’engouement technologique éphémères de ces 30 ans dernières années, les innovations définitives oubliées au bout de 6 mois, nous les avons déjà soulignés par ailleurs sur ce site.

Revenons au Web et tentons de retracer l’histoire à partir des faits, autant qu’il est possible de le faire aujourd’hui où nous disposons pratiquement de toutes les sources sur le Net.

Vers une chronologie des faits

Il est possible de considérer la date du 12 mars comme le premier jalon essentiel du futur World Wide Web. Mais le présenter comme la date de naissance du Web, ou encore la "première version du Web" comme le présente un média, c’est peut-être induire le public en erreur.

Si l'on suit cette logique, il faudrait dater la naissance de l’hypertexte et du bureau virtuel (en environnement graphique du type MacOs ou Windows) à juillet 1945 sous le prétexte que Vannevar Bush a envisagé à cette date, dans un article entré dans l’histoire, la possibilité de créer des sentiers ("trails") d’un document à l’autre en s’appuyant sur la logique d’association d’idées de l’esprit humain et de consulter des bibliothèques sur un bureau possédant des écrans translucides, un clavier et des boutons (voir nos articles sur le sujet ci-dessous). Mais à l’époque aucune application n’était née et il faudra attendre 1985 pour voir les premiers applicatifs de l’hypertexte et de l’hypermédia — deux mots nés en 1963 sous la plume de Ted Nelson — sur les premiers ordinateurs MacIntosh d’Apple. C’est donc de ces deux dernières dates qu’on fixe d’habitude la naissance, terminologique puis technique, de l’hypertexte.

Dans le cas du Web, nous avons également une longue progression de jalons historiques.

12 mars 1989 : une simple proposition

Le 12 mars 1989 est la date à laquelle un chercheur britannique du nom de Tim Berners-Lee, travaillant au Cern (Conseil européen pour la recherche nucléaire, aujourd’hui rebaptisé Organisation européenne pour la recherche nucléaire), à Genève a "soumis la proposition de ce qui est devenu le World Wide Web" à son supérieur, Mike Sendall, qui a noté sur le document "vague mais intéressant". L’auteur commente : "Heureusement, il m’avait laissé les mains libres pour y travailler silencieusement de mon côté" (source : le récent site de Tim Berners-Lee webat25.org).

Il s’agissait alors de travailler à une technique de présentation conviviale de l’information, notamment pour les publications des chercheurs, technique prenant appui sur les récentes avancées de l’environnement graphique des systèmes d’exploitation informatiques et donc du traitement de textes, environnement inauguré en 1985 par Apple sur les premiers MacIntosh et copié par la suite par l’application Windows de Microsoft, provoquant d’ailleurs à l’époque un procès en propriété intellectuelle entre les deux firmes.

20 décembre 1990 : le tout premier site web au sein du Cern

D’après les informations fournies par lui-même, Robert Cailliau, chercheur belge (et non français comme l’a encore affirmé France Info), fut de 1985 à 1989 le chef du Bureau des systèmes informatiques du Cern. En 1990, il travaille avec Tim Berners-Lee à mettre au point un langage de description de documents (ou de pages), issu de la norme de balisage de document SGML (Standard Generalized Markup Language) et qui sera connu sous le nom d’Hypertext Markup Language ou HTML (ne pas oublier parallèlement la mise au point du protocole de transfert Hypertexte Transfer Protocol — HTTP).

Le 20 décembre 1990, la première page à la norme HTML est mise en ligne sur un ordinateur du Cern, machine qui devient le premier serveur web de l'histoire. Cette première page est toujours consultable en ligne.

C’est cette date que le Cern présente comme la vraie date de naissance du Web, dans ses jalons historiques essentiels.

Une invention européenne

De nombreuses confusions ont été toujours été répandues dans les médias et a fortiori dans l’esprit du public à propos de l’Internet et du Web.

Si l’on en croît certaines affirmations, le Web, aurait été créé dans les années 1960 par l’armée américaine pour se prémunir contre les menaces nucléaires en période de guerre froide.
C’est faire ainsi toute une série d’amalgames, escamotant de nombreuses étapes de la lente progression technique qui va de la mise au point de la technique de commutation de paquets, effectivement issue de l’armée américaine — technique qui va notamment permettre à la France de lancer son programme Télétel avec le fameux Minitel qui fut l’orgueil de la télématique française à partir de juin 1981, nullement en retard sur les États-Unis, comme certains l’ont pourtant écrit lors de l'émergence du Web — jusqu’à la mise au point de la future norme HTML au Cern à Genève, donc par des européens.

Dans cette saga, le mot Internet apparaît en 1983 pour désigner par un acronyme l’interconnexion des réseaux téléinformatiques de l’époque (Interconnection of Networks : Inter-Net), bien avant le Web, de même que la messagerie électronique, autre pilier d’Internet, précédera aussi le Web.

Cette confusion et ce manque de rigueur pousse même un journaliste québécois à titrer "Internet fête ses 25 ans"… 

Et Robert Cailliau ?

Le coup de projecteur sur les 25 ans de la note introductive de Tim Berners-Lee vient du site que l’intéressé lui-même a mis en ligne pour commémorer l’événement : Webat25.org. On trouve sur ce site un texte évoquant succinctement la proposition de 1989, que l’auteur relie à la naissance du Web.

Mais si l’on se donne la peine de fouiller sur le Web pour recouper ces informations, on tombe sur un long entretien avec Robert Cailliau, en date de novembre 1997, sous-titré "Comment c’est réellement arrivé" ("How it really happened") dans lequel il livre de nombreux détails du travail qui a été conduit à l’époque.

Curieusement, le nom de Robert Cailliau est passé sous silence sur le site Webat25.org, hormis une discrète allusion ajoutée par un des commentateurs sur la page des salutations "I herewith want to congratulate the World Wide Web, or WWW, and its godfathers, Tim Berners-Lee and Robert Cailliau, with its 25th anniversary." ("Je veux par la présente féliciter le World Wide Web, ou Web, et ses parrains, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau, pour son 25e anniversaire"). C’est signé Piet Beertema, Dutch internet pioneer (Pionner hollandais de l’Internet). Certes, le Belge n’était pas encore dans le projet au moment de la note introductive de Tim Berners-Lee, mais il est tout de même étonnant qu’aucune allusion rétrospective ne soit faite au coauteur de la proposition finale qui va lancer tout le processus de développement interne au Cern.

Cette étrange amnésie n’a pas manqué d’être soulignée sur le Web francophone et relayée par de nombreux blogs et sites professionnels.

Quelques dates anniversaires alternatives possibles

C’est incontestable, le 12 mars 1989 constitue un jalon historique essentiel, un point de départ qui va mener ultérieurement à la norme HTML (et au protocole HTTP) et au World Wide Web. À ceci près qu’on ne saurait l’assimiler à la naissance de ces deux (ou trois) éléments.

Trois dates d’anniversaire plus conséquentes semblent donc possibles pour la "naissance du Web" :

  • Celle de la publication de la proposition finale cosignée par les deux chercheurs du Cern, le 12 novembre 1990 ;
  • Celle de la mise en ligne effective du premier site web et du premier serveur web, le 20 décembre 1990, comme le fait le Cern depuis des années ;
  • Celle de la première proposition des spécifications de la norme HTML, de juin 1993.

Cette dernière date nous rapproche des 20 ans du Web d’avril 2013.

La vraie naissance du Web public

Le 30 avril 1993, le Cern a officiellement mis le World Wide Web, qui fonctionnait jusque là en interne, dans le domaine public.
Cette date est certainement celle qui a le plus de sens : c’est à partir de cette ouverture publique que les sites web vont se développer de manière exponentielle sur la planète. Et c’est celle que nous rappelons dans nos formations et nos publications depuis des années.

En savoir plus

Nous proposons les références documentaires disponibles autour de la chronologie des évènements.

12 mars 1989

Première proposition de Tim Berners-Lee :
Présentation sur le site du Cern : http://info.cern.ch/Proposal.html
Texte intégral sur le site du World Wide Web Consortium (W3C) :
www.w3.org/History/1989/proposal.html 

12 novembre 1990

Proposition commune de Tim Berners-Lee et de Robert Cailliau : "WorldWideWeb: Proposal for a HyperText Project", sur le site du W3C : www.w3.org/Proposal.html

20 décembre 1990

Première page web de l’histoire : http://info.cern.ch/hypertext/WWW/TheProject.html
Voir la présentation de cet évènement par le Cern "The world's first website and server go live at CERN" (Le premier site web du monde voit le jour) :
http://timeline.web.cern.ch/timelines/the-history-of-cern/overlay#1990-12-20%2000:00:00

6 août 1991

Première présentation publique du projet par Tim Berners Lee sur le forum Usenet alt.hypertext :
https://www.w3.org/blog/2016/08/25-years-ago-the-world-changed-forever/

30 avril 1993

Document attestant l’ouverture publique sur le site du Cern :
http://cds.cern.ch/record/1164399
Voir notre actualité du 7 mai 2013 sur les 20 ans du Web.
Et les nombreux articles parus à l’époque, via le moteur Google :
https://www.google.fr/?gws_rd=cr#newwindow=1&q=web+20+ans

Juin 1993

Première proposition pour des spécifications HTML "Hypertext Markup Language (HTML) : A Representation of Textual Information and MetaInformation for Retrieval and Interchange", ("Langage de marquage hypertexte : une représentation de l’information textuelle pour son retrouvage* et ses échanges") datant de juin 1993, sur le site du W3C (document txt) :
www.w3.org/MarkUp/draft-ietf-iiir-html-01.txt

Sur les 25 ans du Web et l’oubli de Robert Cailliau

Lire sur le site anniversaire Webat25.org, le message de Tim Berners-Lee :

Voir la page des salutations (Greetings) avec l’allusion à Robert Cailliau par Piet Beertema :
www.webat25.org/greetings

Lire le long entretien de Robert Cailliau avec le rédacteur en chef de IEEE Internet Computing, en novembre 1997, sur le site Computing Now : "Robert Cailliau on the WWW Proposal: "How It Really Happened." " :
www.computer.org/portal/web/internet/extras/Robert-Cailliau
Ainsi que celui-ci qui lui fait suite :
www.computer.org/portal/web/internet/extras/Robert-Cailliau/2 

Se donner une idée des sites ayant dénoncé l’oubli de Robert Caillau, via le moteur Google :
https://www.google.fr/?gws_rd=cr#newwindow=1&q=web+25+ans+caillau

Sur l’article fondateur de V. Bush, visionnaire de l’hypertexte

Voir nos deux articles de février et mars 2005 :

Sur la naissance de l'expression World Wide Web

Voir dans notre article du 16 octobre 2004 : Le World Wide Web : Définitions, le paragraphe sur l'histoire de celle-ci.


*Le terme de retrouvage a été lancé par le président de l’ADBS de l’époque, Jean Michel, dans les années 1990. Ce mot fit grincer des dents les puristes du langage, jusqu’au moment où on s’aperçut qu’il s’agissait d’un vieux mot de la langue française, tombé en désuétude au 18ème siècle… Nous l’utilisons souvent tant il traduit de manière unique la capacité de retrouver un document, une information, sans autre équivalent aussi précis dans notre langue. La traduction classique de retrieval est récupération.

Didier FROCHOT