Après avoir constaté l'émiettement de formations courtes et sans grande envergure, nous nous penchons sur l'état actuel des formations.
A. Des formations émiettées
La première chose qui frapperait toute personne débarquanit d'une autre planète, c'est l'émiettement des formations et surtout l'absence d'un véritable cursus long. Cette situation n'a pourtant jamais choqué personne : elle est une donnée de base de notre situation française, sans que jamais personne ne se soit avisé qu'elle était contre performante, surtout si l'on veut ensuite parler de métier et le valoriser.
1. Une mosaïque de formations courtes, de niveaux différents
Quel que soit le niveau de formation dispensé, les études ne dépassent jamais une année universitaire pleine, à l'exception, à notre connaissance, d'une seule école (cf. plus bas).
Les DUT prennent des étudiants après le bac et les forment en deux années. Or, en fait, de par l'obligation d'assurer une formation universitaire homogène, la moitié des enseignements dispensés en IUT sont de culture générale et ne concernent pas le métier auquel ils sont censés préparer. Si bien qu'au total, il reste une seule année universitaire pleine pour former des élèves documentalistes (1).
Il en est de même des diplômes de niveau Bac+5 du style DESS de Sciences Politiques ou du diplôme supérieur de l'INTD. Certes, la compétence intellectuelle des candidats est supérieure, mais c'est toujours une seule année de formation qui est dispensée à titre professionnel.
Est-ce à dire qu'une seule année suffit pour acquérir la totalité des compétences requises par les professions de l'I&D ? Si la réponse est oui, nous sommes alors en face d'une profession sans vrai bagage et arrière-plan professionnel, pour laquelle un saupoudrage de quelques notions suffit pour exercer le métier. Mais alors comment expliquer que les diplômes de niveau supérieur se présentent comme aboutissant à des postes de responsabilité avec des salaires correspondants ? Si le métier est tout juste la mise en œuvre de quelques techniques de super-secrétariat acquises en un an (c'est souvent l'argument des détracteurs du métier), comment peut-on prétendre à des salaires de cadres ? Il y a donc là un hiatus dont personne ne semble s'être avisé. Mais c'est bien évidemment un des points essentiels qui nuisent gravement à l'image du métier.
La seule école actuelle qui semble assurer un véritable enseignement sur deux années pleines est l'École de Bibliothécaires-Documentalistes (EBD) de l'Institut Catholique de Paris. Mais l'habitude s'était prise de la présenter comme les autres formations qui recrutent au niveau bac, au côté des DUT, dont elle nous semble cependant se distinguer par la durée effectuée de deux années de formation professionnelle, dignes de ce nom. En outre, le niveau actuel de recrutement se fait au minimum à Bac+2 ou équivalent.
Quant aux licences et maîtrises de documentation, il s'agit pour le moment, hormis à notre connaissance le cas historique de Paris VIII, de diplômes tellement universitaires et tellement théoriques que les titulaires de ces diplômes découvrent qu'ils ont encore tout à apprendre du métier, lorsqu'ils en sortent et arrivent dans une formation plus concrète (retour d'expérience fréquent). En soi, ce ne sont donc pas de vrais diplômes professionnalisants.
2. Absence de cursus long et rigoureusement professionnalisant
La situation française se caractérise donc par une absence de cursus long et vraiment professionnalisant. Nous l'avons souligné, les diplômes dits supérieurs sont en fait des diplômes de complément, venant s'ajouter à une compétence première tout autre. Ils ressemblent à d'autres diplômes de complément tels que les DESS de Gestion des IAE (Institut d'administration des entreprises) qui en une année donnent à des diplômés de l'enseignement supérieur (maîtrise, pharmaciens ou ingénieurs en fin de formation ...) des notions de gestion afin de les rendre plus aptes à s'intégrer en entreprise.
Mais il est bien évident que jamais un diplômé d'IAE ne prétendrait se faire recruter comme gestionnaire ou manager aux lieu et place d'un diplômé d'école de gestion.
En documentation c'est pourtant ce qui se fait. C'est avec des diplômes de complément qu'on aboutit à des fonctions de responsabilité, voire de direction d'un service d'I&D...
Il n'existe en fait aucune formation professionnelle longue donnant ses lettres de noblesse au métier. Les informaticiens, comme beaucoup d'autres métiers, ont leurs écoles d'ingénieurs. Même des professions plus pratiques comme les infirmiers ont leurs écoles professionnelles en plusieurs années ainsi que des écoles de cadres.
3. Conséquence sur l'image du métier
Cette situation rejaillit bien évidemment sur l'image du métier. À supposer que les formations soient de qualité, celles-ci restent limitées, cantonnées à un niveau technique qui apparente consciemment ou non le métier à celui de secrétaire (niveau BTS). Ceci concourre inévitablement à la dépréciation du métier puisque celui-ci ne peut s'appuyer sur le prestige d'une école d'ingénieurs digne de ce nom. Le plus étonnant est que ce constat, pourtant d'une évidence criante, n'ait jamais frappé personne.
L'INTD, qui dispose de deux diplômes de niveau consécutif, n'a jamais su profiter de cette situation privilégiée pour créer un cursus d'ingénieur en trois ans, or en tant qu'institut du CNAM, tout le lui permettait.
B. L'état des formations actuelles et leur public
Nous tirerons quelques points communs, quelques traits saillants des formations dispensées en général.
1. Des formations auto-satisfaites et traditionnelles
S'accrochant à l'image faussée mais rassurante des documentalistes, amalgame entre le passé et le prestige d'Internet, des candidats, se pressent chaque année aux sélections et concours d'entrée des formations documentaires. D'autres se rabattent sur ces formations faute de mieux, en situation de réorientation obligée, parfois même d'échec, après avoir succombé au charme d'études universitaires qui ne mènent à rien de concret, hormis l'enseignement : sociologie, philosophie, histoire - la liste est hélas longue dans le système français... Ils sont donc forcés de trouver une voie qui les nourrisse. « Vous ne savez pas quoi faire, faites donc de la documentation » est encore trop souvent la réponse magique des conseillers d'orientation professionnelle à l'issue de bilans de compétences. Pas étonnant ensuite que l'image du métier soit dévalorisée !
Un autre type de candidat apparaît peu à peu, celui qui vient à la documentation par choix et par goût, dont l'intérêt réside souvent dans l'aspect ludique de l'organisation et surtout de la recherche d'information. Mais jamais les candidats n'ont pleine conscience des missions documentaires dans l'entreprise. On ne saurait d'ailleurs le leur reprocher, puisque même les responsables de formation ne semblent pas les voir.
Le plus étonnant est que les candidats du premier type vont recevoir une formation qui va les conforter dans leur idée erronée. Jamais le mot tradition n'a autant pris le sens que Gustav Mahler lui assignait : indolence, laisser-aller. Des cohortes d'enseignants viennent transmettre leur antique savoir de techniques documentaires et d'esprit du métier, à des élèves qui viennent précisément chercher ce discours. Tout va donc pour le mieux puisque les enseignants enseignent des enseignés qui attendent ce genre d'enseignement... Le seul ennui est que tout cela est totalement décalé et dépassé par rapport à une réalité, qui de surcroît, évolue à grande vitesse.
Cette regrettable attitude passéiste n'apparaît pas toujours à première vue. Les enseignants professionnels sont suffisamment intelligents pour maquiller leur discours, paraître dans le vent, ou adopter des stratégies de contournement. C'est ainsi qu'on professe parfois que l'informatique « n'est pas tout ». C'est vrai, mais de là à ne pas dispenser les enseignements d'informatique qui s'imposent sous le seul prétexte - inavoué bien sûr - que les enseignants sont dépassés par cette technique, c'est inadmissible ! Devant les résultats, on s'aperçoit que les enseignements qui s'imposeraient ne sont pas dispensés. Peu importent les raisons invoquées, elles sont critiquables dès lors qu'elles ont empêché l'organisation des bons enseignements. Cette esquive n'est qu'une stratégie de contournement : une évolution fait peur, on la contourne et on feint de ne pas la voir.
Dans certaines écoles, il existe même un « documentairement correct » : l'image du métier est en ruine, les décideurs n'y croient plus et préfèrent recruter des ingénieurs veilleurs et autres knowledge managers, mais on n'a pas le droit de l'expliquer aux élèves, de leur dire que le monde change. Pourquoi ? Parce qu'ils s'apercevraient trop vite que les enseignements fournist sont totalement dépassés.
2. Des formations répondant à des besoins encore actuels
Un des arguments de certains défenseurs des formations actuelles est de soutenir qu'elles répondent à un besoin. Certes, le besoin existe encore aujourd'hui. Mais il est évident qu'il n'est qu'en survie, réserve faite de grandes structures qui conserveront, quelque temps encore de grands centres de documentation classiques, lesquels du reste s'adaptent petit à petit. De sorte qu'aujourd'hui, les besoins auxquels répondent les formations classiques existent encore. Cela ne justifie ni le nombre de diplômés produits chaque année, sur ce modèle archaïque, en regard des débouchés, ni le fait que ces écoles ne s'adaptent pas plus rapidement. Cela justifie encore moins les coûts de formation parfois élevés. Tout ceci aboutit à une plus grande crise du métier. Trop de diplômés, mal formés sont sur le marché, sans même se rendre compte que leur formation n'est pas à la hauteur des attentes des entreprises. Témoin, ce pathétique débat sur la recherche d'emploi, récemment relancé sur la liste ADBS-Infos.
3. Des formations répondant à des besoins en perte de vitesse
Ces formations continuent donc à former en fonction de besoins en perte de vitesse. Aucune prospective n'étant sérieusement faite, l'adaptation des formations se fait trop lentement et parfois au forceps, à la suite de mouvements, voire de grèves, d'étudiants parfois plus conscients des réalités que leur corps enseignant.
Pire : certaines écoles ont demandé à des professionnels qui voient clair de rendre un avis circonstancié, en vue de réformer leurs enseignements... Mais les dirigeants se sont empressés de ne pas suivre ledit avis !
4. Des formations qui ne répondent pas aux nouveaux besoins
Même si on admet que certains besoins actuels sont couverts, bien d'autres besoins existent dans les entreprises et, comme d'habitude, les responsables des écoles ne les ont pas vu venir et sont parfois même incapables d'en comprendre l'enjeu et la portée.
Quels que soient les volontés de rafistolage - sous couvert d'adaptation voire d'évolution - ce sont les fondements même de ces formations qui sont vermoulus. Parce qu'on ne forme pas aux fonctions documentaires, mais aux techniques. En d'autres termes on s'attache plus à expliquer le comment ça marche que le à quoi ça sert. La pédagogie du tu dois est reine, celle du pourquoi inexistante. Le résultat est bien sûr à la hauteur des ambitions : aucun diplômé n'est armé pour s'adapter dans l'entreprise. Il connaît des techniques qu'il met consciencieusement en œuvre. Mais si celles-ci ne répondent pas aux besoins, il est incapable de réorienter son activité vers d'autres techniques et pratiques qu'il ne possède pas, faute d'une vision plus haute des problèmes posés. Certains diplômés s'en sortent mieux, mais ils sont précisément les exceptions qui confirment la règle, ce sont les plus doués des élèves ; on peut même dire que ce sont ceux qui se seraient de toute façon adaptés même sans formation initiale, avec leurs simple bon sens et pragmatisme. De là à fonder toute la réputation d'une école sur les quelques brillants sujets qui en sortent relève de la publicité mensongère. Or, aujourd'hui lorsqu'on discute avec les récents diplômés d'une prestigieuse école, ils conviennent assez aisément que l'essentiel de l'apport qu'ils en ont retiré avant tout consiste dans l'image de cette école, l'étiquette prestigieuse, la carte de visite qu'elle représente ainsi que le réseau d'anciens sur lequel ils peuvent s'appuyer.
Ces formations prestigieuses vivent en fait sur leur réputation (mais pour combien de temps ?) et demeurent persuadées d'être les meilleures. Comment, dans ces conditions, avoir conscience de la nécessité de se réformer ? Elles cherchent tout juste à rester les meilleures alors qu'elles ne le sont déjà plus.
5. Des formations dans l'air du temps
À l'autre bout de l'échiquier de l'offre de formation, on trouve celles qui sont dans l'air du temps. Ainsi en est-il de la veille stratégique, autre nom pour désigner de super techniques documentaires, dégagées de leur gangue prétendument poussiéreuse. Il en est de même du Records Management, et du Knowledge Management, à l'origine des disciplines sérieuses, qui sont galvaudées et réduites à quelques idées simplistes par beaucoup de marchands de logiciels et autres organismes de formation, pressés de vendre des produits et concepts nouveaux.
Si au moins ce formations et concepts pouvaient remettre en question les écoles classiques ! Il semble qu'il n'en soit rien et que le protectionnisme et l'exclusion soient plutôt de mise. On rejette tout ce qui n'est pas dans les normes. Mais la vérité est plus dure : il ne s'agit pas de croire, il suffit d'ouvrir les yeux. De regarder courageusement la réalité en face et d'en tirer des conséquences.
Cet air du temps, la profession en est parfois victime. En témoigne le débat chronique sur ADBS-Infos sur l'appellation du métier. Comme si le problème résidait dans le nom du métier ! Il est bien évident que si la fonction documentaire s'est dévalorisée au cours du temps, c'est tout simplement parce qu'elle n'a pas répondu aux vraies attentes des entreprises. Il est donc inepte de s'agiter, d'évoquer un quelconque droit de réponse, lorsque la profession est tournée en dérision ou décriée : c'est encore une attitude protectionniste relèvant plus de la sauvegarde des espèces en voie de disparition que de l'affirmation positive de la valeur économique et de l'utilité primordiale d'un métier. Si les documentalistes sont les seuls convaincus d'être utiles à l'entreprise, il est grand temps qu'ils se posent les bonnes questions : celles des utilisateurs. Mais surtout, c'était aux écoles de se les poser. Voici déjà dix ans !
6. Le cas des formations « récupérantes »
Nous visons sous ce terme, la récupération, par les grandes écoles - qui forment des gens sérieux - de la dimension managériale de l'information que leurs responsables ont bien fini par découvrir et juger fondamentale. Ainsi se développent des cycles supérieurs, DESS et/ou mastères, en « management des systèmes d'information » et autres appellations, toutes plus ronflantes les unes que les autres.
De quoi s'agit-il ? Une fois de plus, de prendre de bons diplômés, vraiment polyvalents, donc plutôt des ingénieurs ou des scientifiques, déjà plus ouverts que les littéraires à la culture technique, et de les former, en une courte année à la gestion de projet, aux notions de rentabilité, à la conduite et à la maîtrise de projets et d'outils techniques. Les débouchés sont les postes de responsables de gestion de l'information dans les entreprises.
Ces formations sont bien sûr tout aussi incomplètes que celles que nous dénonçons du côté de la documentation, en ce sens qu'elles ne prennent pas en compte la vraie dimension de l'information sous tous ses aspects. Mais elles forment de très bonnes pointures capables de faire illusion, même si ces diplômés n'ont absolument pas le bagage intellectuel ni la culture de l'information.
Ces « énarques » de l'information-documentation sont appelés à devenir les décideurs et les gestionnaires des systèmes d'information dans lesquels ils seront amenés à reclasser (ou à éliminer) les documentalistes : métier dont d'ailleurs ils ne connaissent absolument rien. De sorte que le divorce sera bientôt complet entre la "piétaille", sous-formée dans nos brillantes écoles, et les élites dirigeantes sortant d'un moule tout aussi parcellaire, mais qui auront la confiance des dirigeants, compte tenu de leur double formation technique et scientifique indiscutable et du diplôme qu'ils arborent. C'est ainsi qu'on retombera souvent dans la « croyance aveugle en des solutions techniques miracles » (expression de Jean Michel) fascinant, un temps, les entreprises. Mais on n'aura toujours pas la vraie maîtrise, de haut en bas de la gestion de l'information, comme auraient pu l'apporter des professionnels de haute pointure véritables, issus de nos métiers.
C. En conclusion...
Nous l'avons signalé à plusieurs reprises, la profession manque d'une vraie formation longue et emblématique, d'une école d'ingénieurs en sciences de l'information donnant un authentique bagage professionnel et méthodologique, concret. Le plus atterrant, c'est que personne n'a aujourd'hui conscience de ce qu'on pourrait bien mettre dans une formation réellement professionnelle en trois ans... La superficialité a semble-t-il totalement sclérosé les esprits.
La grande carence des formations actuelles réside dans l'absence d'une culture professionnelle suffisamment solide, notamment quant aux bases et aux technologies de l'information. Les diplômés sortent avec des "recettes de cuisine", sans aucun sens des méthodes et encore moins avec des structures de pensée professionnelle (culture de l'information, pour dire les choses rapidement).
Tous les informaticiens du monde ne sont pas des ingénieurs. Il existe beaucoup de niveaux de qualification au sein du secteur informatique. Mais les écoles d'ingénieurs donnent au métier son prestige . Et comme toute la profession est utile, sinon indispensable aux entreprises, l'image en est positive.
Nous retrouvons là, les deux composantes pour lesquelles nous plaidons pour nos métiers : être vraiment utiles dans les entreprises et avoir une vraie école professionnelle phare, à cursus long, dont les diplômés constitueront le vrai « génie » du métier.
|cc| Didier Frochot — avril 2005
Lire également :
Vous avez dit "Traitement de l'information" ?
Notes :
1. C'est si vrai que certains IUT de documentation pratiquent l'année dite spéciale ouverte aux seuls titulaires d'un DEUG ou d'un DUT dans un autre cursus et qui donc ont déjà le niveau de culture générale. Ils se forment alors en un an à tout ce que les candidats au DUT étudient en deux ans.