Introduction
L'Open Access est un mouvement déjà connu par la majorité des bibliothécaires-documentalistes. L'excellent portail de l'INIST (http://www.inist.fr/openaccess) et le blog de référence (http://www.earlham.edu/%7Epeters/fos/fosblog.html) présentent un historique du mouvement qui distingue, d'un côté, les “ archives ouvertes ”, ou “ réservoirs ” de publications scientifiques, destinées “ au partage immédiat et gratuit du savoir ” ; de l'autre, l'édition scientifique Open Access qui tente d'établir un modèle d'édition où le coût de l'abonnement serait réduit ou supprimé.
Le mouvement d'Open Access est aujourd'hui à un tournant majeur de son évolution et une étude des différents acteurs en présence montre qu'il y a lieu de repérer, d'urgence, les éléments menaçant cette belle entreprise.
Chercheurs : peu enthousiastes ou peu écoutés ?
Une enquête récente (http://ciber.soi.city.ac.uk/ciber-pa-report.pdf) a montré que les chercheurs étaient, dans leur majorité, favorables à une large mise à disposition de leurs publications dans des réservoirs Open Access. Rappelons que les chercheurs sont à l'origine du mouvement. Pourtant, la majorité de ceux-ci semble se désintéresser des problèmes liés à l'Open Access et ne participe pas à ce mouvement. Pourquoi ?
Tout d'abord, la communauté scientifique n'est pas homogène quant à son rapport à l'information, comme l'a montré A. Mahé (http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00000092.html). Dans certaines disciplines, les chercheurs sont peu nombreux, se connaissent, et font fi des frontières. Ils créent spontanément un réseau d'échange et un réservoir commun de publications, tel le fameux arXiv.org. Au contraire, les chercheurs d'autres disciplines, parfois sous contrat avec des sociétés privées, peuvent se trouver en concurrence, et ne sont pas dans cette dynamique du partage du savoir. Notons également un goût très inégal pour le support électronique. En sciences sociales et humaines, par exemple, le papier reste prépondérant.
On peut se demander s'il est nécessaire que toute la communauté scientifique se mobilise autour de l'Open Access. Si c'est le cas, comme nous le croyons, l'argumentation de ce mouvement devrait prendre en compte ces différences. Actuellement, elle ne tient compte que des objections les plus courantes au mouvement : peur juridique de l'éditeur, attachement à la qualité de l'information et à l'impact de ses propres publications. Nous savons que ces objections sont triviales : les contrats, lorsqu'ils existent, sont souvent négociables et l'impact des publications Open Access est plus grand, cela a été prouvé, que celui des publications payantes traditionnelles. On sait aussi que la qualité ne fait pas de doute dans un réservoir de publications alimenté et lu par une même communauté scientifique. Les résultats farfelus n'ont pas d'avenir dans ce milieu. Dans les revues scientifiques, l'Open Access connaît aussi les comités de lecture, l'information est donc aussi valide que dans le modèle traditionnel.
Or, il existe certainement d'autres raisons à ce manque d'engouement des chercheurs : attachement à la notoriété d'un titre, méconnaissance du coût réel des abonnements, et sans doute aussi le fait que l'on écoute peu leurs revendications. Lors d'une table ronde organisée en mars 2005, un chercheur en exprimait certaines, qui nous paraissent caractéristiques : accéder à des réservoirs thématiques, dotés de moteurs de recherche performants, obtenir une aide pour négocier la préservation de ses droits d'auteur face à des éditeurs intransigeants.
Malheureusement, comme nous le verrons, il serait vain de chercher l'amorce d'une réponse à ces préoccupations dans l'argumentation ou l'attitude des autres acteurs de l'Open Access.
Bibliothécaires-documentalistes : médiateurs, pas communicants
Les bibliothécaires-documentalistes connaissent bien, eux, le prix des abonnements. Le simple fait que les négociations Elsevier-Couperin aboutissent, en 2005, à des augmentations pouvant atteindre 300% sur trois ans suffirait à faire de n'importe lequel d'entre eux un prosélyte de l'Open Access. Ils sont d'ailleurs à l'origine de la plupart des réservoirs créés en France.
Hélas, ils se demandent souvent : “ mais comment faire comprendre aux chercheurs que c'est important pour eux ? ” Les raisons de ce questionnement semblent simples : les bibliothécaires-documentalistes assument mal leur rôle de gestionnaires (trop rares sont les enquêtes de besoin, les tableaux de bord, les statistiques d'utilisation - cf. Frochot, Les Rendez-vous manqués de la profession - 1) mais aussi leur rôle de médiateurs. Sommes-nous, aux yeux des chercheurs, des professionnels de l'information scientifique et technique, capables de jouer le rôle de conseil auprès des chercheurs, ou de simples fournisseurs d'information, dont le seul rôle est la mise à disposition de celle-ci ? Quelle place peut-on alors assumer dans ce mouvement d'Open Access ? Nous développons des serveurs de publications scientifiques, mais commençons par y déposer des thèses, plus faciles à collecter (Lyon2, Grisemine, Pastel, etc.) ; n'est-ce pas parce que nous ne parvenons pas à convaincre les chercheurs de nôtre rôle dans ce domaine ? Nous aurions plus de poids à véhiculer les attentes des chercheurs et à tenter d'y répondre.
À ce titre, les éditeurs commerciaux ont un énorme avantage : ils connaissent aussi bien les besoins des chercheurs que le comportement des bibliothécaires. Par exemple, ils ont constaté que l'influence des journaux Open Access sur la politique d'abonnement de 155 bibliothèques clientes à travers le monde était quasiment nulle : les ressources Open Access ne remplacent pas les abonnements traditionnels, elles s'y ajoutent (étude du Publishers communication group inc. : www.pcgplus.com/Resources/GlobalElTr.pdf). Cela devrait nous interpeller sur notre façon de soutenir le mouvement.
Devant cette absence de “ leviers de la communication ” entre bibliothécaires-documentalistes et chercheurs, nombreux sont ceux, dans la profession, qui pensent trouver la solution dans des instances de décision au sein des institutions de la recherche.
Institutions françaises de la recherche
Il est remarquable de voir que le CNRS, l'INRIA, l'INSERM se sont engagés sur le plan international à soutenir et encourager le développement de l'information scientifique en Open Access. 2005 marque le début d'une mise en cohérence des politiques de ces organismes, vraisemblablement autour du CCSD (http://ccsd.cnrs.fr/) du CNRS.
Quelle réponse apportent-elles aux interrogations des chercheurs ? La participation au “ serveur institutionnel ” va devenir obligatoire (l'évaluation en dépendra), mais si l'éditeur détient le copyright d'une publication, l'accès à celle-ci sera interdit ou différé, ce qu'on appelle “ embargo ”. Ceci est de nature à calmer la “ peur juridique ” des chercheurs, mais aussi celle des éditeurs.
Si par “ serveur institutionnel ”, les éditeurs voient plutôt un serveur accessible à un nombre restreint de personnes, tandis que ces institutions voient surtout une “ estampille ” pour un serveur accessible au plus grand nombre, tous se rejoignent sur l'embargo. L'embargo est une manière de dire : “ vous aurez accès à l'article plus tard, selon les souhaits de l'éditeur ”. Ce “ plus tard ” pouvant durer “ un certain temps ”. Or, un chercheur se doit d'être au courant des dernières avancées dans son domaine, et ce, d'autant plus à l'heure d'Internet. Or, tant que dure l'embargo, personne d'autre que l'éditeur n'a le droit de diffuser un article.
Les responsables du CNRS affirment qu'ayant atteint une masse critique de publications dans leurs réservoirs, ils pourront, à terme, faire pression sur les éditeurs et supprimer l'embargo. N'y-a-t-il pas ici confusion entre masse critique et popularité de la base ? Quelle popularité peut espérer une base qui ne donne pas accès au texte intégral ? Et si elle n'est pas utilisée, quel type de pression peut-on exercer sur les éditeurs ?
Les gestionnaires institutionnels et les bibliothécaires-documentalistes sont peut-être victimes d'une autre confusion : la gestion et la collecte des publications ne se confondent pas avec l'Open Access. On peut se réjouir d'avoir enfin trouvé le moyen de collecter ces publications. Mais quel est l'avantage pour les chercheurs ? Quel impact pour leurs publications ? Quelle information pour leurs pairs, possiblement bloqués par l'embargo ou l'intranet ? Par ailleurs, l'alimentation d'un serveur comme le CCSD est intéressante, mais cela n'en fait pas un “ harvester ” (moissonneur) : outil de recherche performant dans une multitude de serveurs. Or, cela aussi fait partie des attentes des chercheurs, ce que les éditeurs n'ignorent pas.
Compte tenu des menaces qui pèsent sur l'Open Access, la priorité serait de suivre le mouvement qui tend à forcer les éditeurs à autoriser la post-publication. Or, les décisions prises par les institutionnels servent plus, dans l'immédiat, l'aspect gestionnaire de l'information que le partage immédiat et gratuit du savoir. En tout cas, ce n'est pas de nature à faire changer les pratiques des éditeurs.
Éditeurs : peu inquiets
Les éditeurs commerciaux dans le monde, dont deux ou trois se partagent l'essentiel du marché, visent naturellement le profit. Longtemps sourds aux attaques de l'Open Access, de nombreux éditeurs y compris parmi les grands, ont fini par accepter, et c'est là l'une des plus grandes victoires du mouvement, qu'un article soit déposé sur un serveur après sa publication (http://www.sherpa.ac.uk/romeo.php). En revanche, nous l'avons vu, ils n'ont nullement changé leur politique tarifaire agressive.
Les éditeurs français sont aussi exemplaires de cette surdité. Ainsi, l'un d'eux présente à ses auteurs un contrat en anglais favorable à l'Open Access, et un contrat classique en français non favorable à l'Open Access, donc, un véritable non-sens juridique. En ce qui concerne le modèle d'édition scientifique en Open Access, un autre éditeur, qui ne se prétend pas purement commercial, annonçait en mars 2005, qu'il autorisait la pré-publication et que “ l'Open Choice ” serait mis en place, mais pas avant fin 2005-début 2006.
“ L'Open Choice ” est un système Open Access repris par les éditeurs, selon lequel, si un auteur - ou son organisme financeur - paie une somme forfaitaire, son article sera accessible gratuitement et, dans certains cas, l'abonnement à la revue sera réduit en proportion.
Au sujet de “ l'Open Choice ”, les éditeurs n'ont jamais caché qu'il s'agissait d'un défi lancé au xchercheurs : “ ou vous optez massivement pour ce modèle, ou bien cela prouve que la question est nulle et non avenue ”. Entre-temps, ils développent déjà des moteurs de recherche exhaustifs, performants et coûteux, qui manquent encore cruellement au monde de l'Open Access.
Enfin, les éditeurs connaissent bien aussi, c'est évident, le lobbying. Le comité scientifique et technique britannique qui rendit, à l'été 2004, un rapport encourageant les solutions Open Access, se vit signifier une fin de non-recevoir, non pas par le ministère de la recherche, mais par le ministère du commerce et de l'industrie, sous la pression manifeste des éditeurs.
Conclusion
Si l'on ne s'intéresse pas aux chercheurs, mais aux éditeurs, on peut constater leur force : bases de données exhaustives, moteurs de recherche performants, lobbying politique intensif. C'est justement ce qui manque aujourd'hui à l'Open Access. Ils ont toutefois une faiblesse importante : leurs bases bibliographiques présentent de plus en plus de références, mais comme le nombre d'abonnements électroniques n'augmente pas aussi vite du fait de leur prix, on n'a pas pour autant accès à plus de texte intégral. Il semblerait donc logique de faire porter les efforts de l'Open Access sur le développement des moteurs par thématique et, surtout, sur l'accès systématique et immédiat au texte intégral. Cela, semble-t-il, répondrait aux attentes des chercheurs.
Une telle orientation implique une bataille juridique qui n'a pas lieu, en dépit de la présence d'instruments comme les Creative Commons. Les institutionnels français montrent un début de volonté politique, ce qui est d'une importance capitale. Cependant, ils préfèrent ne pas affronter les éditeurs et ils ont raison : personne - et moins que tous, les chercheurs - ne se tient derrière eux, ou presque. Mais au lieu de rechercher ce soutien, les institutions préfèrent imposer aux chercheurs de participer au mouvement sans vraiment répondre à leurs attentes, tout en pariant sur leur mobilisation future. Un pari fort risqué pour tous, sauf pour les éditeurs.
Kumar GUHA, Chargé d'études documentaires