Une très forte propriété intellectuelle de l'auteur sur son œuvre
L'apport personnel d'un auteur sur sa création intellectuelle lui donne sur celle-ci "un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous" (art. L.111-1 al 1er du code de la propriété intellectuelle — CPI). Un lien très particulier s'établit entre l'auteur et sa création et confère à cette propriété un caractère personnel qui dépasse la propriété que toute personne peut avoir sur un bien matériel : l'œuvre est l'émanation de son propriétaire. D'où l'existence du droit moral, reconnu par la loi dans le droit de très nombreux pays, même dans des pays de copyright.
Il s'ensuit que le code précise expressément que la conclusion d'un contrat de travail ou de prestation de service ne porte pas atteinte à ce droit de propriété (art. L.111-1 al 3). Tout salarié reste donc juridiquement propriétaire des œuvres qu'il crée, alors même que ces créations se font dans l'exercice de ses fonctions ou sur instruction de son employeur. La jurisprudence est constante pour défendre ce principe (Cour de cassation, 1ère ch. civ., 16 décembre 1992 et 21 octobre 1997). La seule exception – qui confirme la règle – fut créée en 1985 pour les logiciels créés par des salariés. Le récent nouveau statut des agents publics (2006) n'est pas une exception mais un aménagement du droit d'auteur. La seconde exception formelle a été créée par la loi du 12 juin 2009 pour les œuvres des journalistes professionnels.
Des employeurs ont cru pouvoir tourner cette réelle difficulté en insérant dans le contrat de travail une clause aux termes de laquelle le salarié auteur cède ses droits d'exploitation à son employeur pour toutes les œuvres qu'il sera amené à créer pendant la durée de son contrat de travail. À supposer qu'elle soit conforme en tous points aux exigences de l'art. L.131-3 al.1er (voir plus bas), cette clause – souvent rencontrée dans les contrats de travail – est nulle puisque mise en échec par l'art. L.131-1 du code, qui dispose que "la cession globale des œuvres futures est nulle" : en clair, il est interdit à un auteur de céder des droits sur la globalité de sa production intellectuelle future.
Une remarquable insécurité juridique
La plupart des employeurs, persuadés qu'ils sont propriétaires des œuvres de leurs salariés, ne se prémunissent jamais contre ce qui constitue une bombe à retardement. Tant que le salarié travaille chez son employeur et/ou croît qu'il est dépossédé de ses droits, tout va bien. Mais s'il vient à quitter son employeur en mauvais termes et cherche à en savoir plus sur ses droits, il peut lui créer les pires ennuis judiciaires, avec délit de contrefaçon à la clé puisque l'employeur exploite les œuvres d'un salarié sans aucun droit sur celles-ci. C'est ainsi que de nombreuses sociétés de développement web, lorsqu'elles prennent soin de céder les droits de propriété intellectuelle sur les sites créés dans les règles du droit – ce qui n'est pas toujours le cas –, cèdent du vent à leurs clients, puisqu'elles ne peuvent céder des droits qu'elles ne possèdent pas elles-mêmes (voir en ce sens, Cour de cassation, 1ère ch. civ., 24 octobre 2000 "Base Line" : cas d'un prestataire de service créateur de logo).
Un droit moral inaliénable, avec quelques aménagements
La puissance de la propriété intellectuelle de l'auteur sur son œuvre s'illustre par les deux "grands" droits moraux, en principe inaliénables :
- Droit au respect de l'auteur : l'auteur, même salarié, peut exiger de voir figurer son nom partout où son œuvre est exploitée.
- Droit au respect de l'œuvre : l'auteur peut seul modifier son œuvre ou en autoriser les modifications.
Ces deux droits connaissent exceptionnellement des aménagements, soit par la loi (notamment pour les logiciels), soit par renonciation expresse et ponctuelle : par exemple, pour une "plume" qui, de convention expresse, accepte de masquer son nom au profit de la personne pour laquelle il crée, ou pour un graphiste qui crée un logo et pour lequel il est impensable de voir figurer son nom en permanence à côté de ce logo, ce que la jurisprudence admet.
Les droits d'exploitation doivent être expressément cédés
La cession globale des œuvres futures étant prohibée, et la cession de droits d'exploitation devant être "spéciale" (l'auteur ne cède jamais tous ses droits, mais une partie seulement, sur une œuvre clairement désignée), il reste à l'employeur l'obligation de se faire céder des droits d'exploitation de son employé pour chaque œuvre. On voit tout de suite la difficulté d'être dans la légalité.
Une solution existe pour des missions ponctuelles incluant de la création d'auteur. Par exemple, pour la réalisation d'un intranet, l'employeur fera contresigner une lettre de mission à chaque salarié y participant, lui fixant les contours de sa contribution, en y associant un acte de cession conforme à l'art. L.131-3 al.1er. La lettre étant contresignée par l'employé, la cession des droits prend corps.
Mais pour un salarié ayant des missions de création au fil de l'eau, par exemple un rédacteur de résumés documentaires, il s'avère difficile de faire signer un acte de cession par résumé réalisé…
Un vrai casse-tête juridique
Il semble donc que cette question soit quasiment insoluble si l'on veut suivre à la lettre les prescriptions du code. C'est si vrai que dès 1999, le rapport Gaudrat s'était penché sur ces questions et avait suggéré des modifications du code. Le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), dès son installation en 2000 a décidé de se pencher sur la question en nommant deux commissions, l'une pour le privé, l'autre pour les agents publics. Si les solutions préconisées pour les agents publics ont été suivies d'effet à l'occasion de la loi DADVSI du 1er août 2006, la situation n'a pas légalement bougé pour les salariés du privé.
Divers aménagements ont été imaginés par les juristes, tous assez fragiles mais permettant de survivre décemment avec des solutions moins mauvaises que de ne pas en avoir adopté du tout… Pour se prémunir au mieux, un de nos clients nous demanda, voici quelque temps, une "adaptation pragmatique du droit d'auteur au droit du travail", formule qui résume bien le seul effort qu'on puisse faire à ce jour.
Les données du problème dans leurs grandes lignes
Une seule chose est certaine, c'est le cadre d'exigence légal, sans cesse réaffirmé par la jurisprudence.
Il faut que les droits d'exploitation sur toute œuvre d'auteur soient expressément cédés, à défaut de quoi l'auteur n'a rien cédé, ou cédé que le périmètre minimum. La jurisprudence du Figaro – désormais historique puisque le droit d’auteur des journaliste à changé – avait ainsi rappelé que le salaire du journaliste ne rémunérait que la cession d'un droit de reproduction de ses articles dans l'exemplaire papier du jour, à l'exclusion de toute autre exploitation, par exemple dans des archives numériques (Cour d'appel de Paris, 10 mai 2000 — l'arrêt sur Légalis.net).
Il faut que les droits d'exploitation cédés soient expressément définis (reproduction, représentation…) et délimités quant à l'étendue et à la destination, au lieu et à la durée. À défaut de quoi l'acte de cession n'est pas valide (art. L.131-3 al.1er, régulièrement rappelé par la jurisprudence – voir notamment Cour de cassation, 1ère ch. civ. 12 juillet 2006, n°05-15472).
Tant que cette cession n'est pas effective, l'employeur ne dispose donc d'aucun des droits de son employé. Ceci est valable pour toute création d'auteur, qu'il s'agisse de textes, de photographies, de graphisme… sauf pour les logiciels.
À retenir
Le salarié reste toujours propriétaire de ses œuvres et peut exercer librement sur celle-ci les droits d'exploitation qu'il n’a pas expressément cédés à son employeur. Et il jouit en tout état de cause de son droit moral (paternité, pas de modification).
|cc| Didier Frochot — février 2008 — mis à jour juin 2010.
Voir aussi :
Notre article sur le Droit d'auteur des agents publics