Une imprévisible évolution
La magistrale erreur de prévision de cet éminent professeur est à la hauteur de l'évolution d'une matière naguère confinée à quelques amateurs d'histoire de l'art et autres juristes de maisons d'édition. Elle est aujourd'hui devenue la base même de l'économie de la société de l'information, ce que ne pouvait prévoir notre professeur. Mais la question est de savoir si ce droit conçu pour le génial auteur d'œuvre de fiction ou créateur d'art plastique ou de musique, perdu dans les nuages de sa création, est bien adapté à cette société de l'information dont deux des caractéristiques sont, d'une part, l'aspect marchand, et d'autre part, la rapide circulation des biens informationnels.
Une transposition chaotique
On est en fait parti d'un droit d'essence civile, balisant des relations entre personnes ayant tout le temps de vivre, protégeant malgré eux, des créateurs inconscients et rêveurs, à l'opposé d'un droit commercial qui prévoit des relations contractuelles rapides, peu formalistes entre partenaires habitués à brasser des affaires qui rapportent. Or, aujourd'hui, on voudrait plaquer le droit d'auteur sur le monde des affaires. Premier hiatus (1).
Autre hiatus, beaucoup plus insidieux celui-là : les premières lois révolutionnaires ont voulu remettre l'auteur au centre de la relation entre sa création et son public, par réaction contre le privilège du libraire ou de l'entrepreneur de spectacle d'ancien régime. Or, dans ce système censé protéger les auteurs, ceux-ci n'ont jamais autant été phagocytés par leurs prétendus ayants droit : leurs éditeurs, qui patiemment au cours de deux siècles se sont immiscés dans des droits que les auteurs n'auraient jamais dû abandonner. Mais les auteurs constituent un groupe atomisé sans organisation, alors que le lobby économique des éditeurs sait où il va (2).
Ici, nous nous intéresserons surtout au problème essentiel de la société de l'information, celui de la consommation de l'information.
Des montages juridiques fragiles et couteux
Nous avons montré, par ailleurs, la fragilité des montages juridiques du fait même de la nature particulière du droit d'auteur (qui se débite en tranches - cf. Spécificité de la propriété intellectuelle).
Les relations de travail s'en trouvent affectées et bon nombre de diffuseurs d'œuvres d'auteurs préfèrent, aujourd'hui, rester dans l'illégalité, plutôt que de se lancer dans les coûteuses démarches de négociation de droits. Car le comble est que, dès avant d'avoir obtenu le droit d'exploiter et de payer, il faut investir dans une ingénierie juridique sans rapport avec les gains de sécurité juridique escomptés, du moins pour les petits diffuseurs. Ce sont aujourd'hui quelques « poids moyens » de la diffusion de l'information qui montrent l'exemple et décident de gérer leur situation. De sorte qu'aujourd'hui, se mettre en conformité avec la loi est un luxe réservé aux plus gros. Tout ceci, rappelons-le, pour sécuriser un accès en principe libre à l'information, garant de l'accès à la connaissance pour tous... (cf. La liberté de circulation de l'information)
Une évolution inévitable
Nous n'avons pas dans notre manche de solution miracle, de carte infaillible, et aucun juriste sérieux n'en a actuellement. Nous l'avons dit (conclusion de Avec qui négocier ?), les acteurs cherchent leurs marques...
Ce qui est certain, c'est qu'on ne pourra continuer avec un système juridique de droit d'auteur qui a vécu et n'est pas adapté, dans ses fondements, à l'économie de l'information. Des révisions déchirantes s'imposent. Pour tous.
Exploité essentiellement au bénéfice des intermédiaires (sociétés de gestion collectives, éditeurs, producteurs...), le système floue principalement les créateurs censés être les mieux protégés, et secondairement les consommateurs professionnels, qui constituent le tissu économique de cette société de l'information. Des positions trop acharnées provoqueront inévitablement des clivages entres ces acteurs.
Le mouvement libertaire du copyleft en est un exemple parmi d'autres et Internet est là pour recueillir les auteurs orphelins de leurs éditeurs.
L'entêtement des titulaires de droits dits d'auteur contribuera, si on n'y met pas de limite, à étouffer complètement la circulation de l'information, véritable oxygène du tissu économique. Mais gageons qu'avant d'en arriver là, les organismes en voie d'asphyxie sauront se défendre...
Quelques pistes
Risquons-nous cependant à indiquer quelques pistes pratiques. Ce qui ne préjuge pas d'une profonde réforme de la propriété intellectuelle sur la planète .
La licence légale universelle
Aujourd'hui, la gestion au plus près des intérêts exacts des auteurs (il en est de même pour les artistes interprètes) est une illusion, malgré les protestations réitérées des intermédiaires (notamment les sociétés de gestion collective). Le premier système envisageable est donc une gestion super dirigée du type licence légale : un tarif unique, des déclarations annuelles d'exploitation et une taxation forfaitaire. Une sorte de taxe pour le droit d'auteur, pour faire très schématique... C'est la voie qui est suivie notamment depuis le 1er janvier 1986 par le système dit de rémunération pour copie privée. On ne s'occupe plus de savoir qui est copié, ni combien de fois ; on fixe un droit unique assis sur les supports de copie (cassettes, disques vierges...), que ceux-ci reçoivent ou non des œuvres d'auteur. Le système est peut-être inégalitaire mais il a le mérite d'être simple et indolore. En regard, les contorsions contractuelles byzantines telles que par exemple celles proposées par le CFC aboutissent, comme on l'a signalé, à voir cet honorable institution condamnée pour contrefaçon, tout simplement parce que leur montage est tellement complexe qu'eux-mêmes se prennent les pieds dans le tapis...
La gestion individualisée des auteurs
Cependant, une autre solution commence à produire des effets pratiques non négligeables. Celle-ci était connue théoriquement depuis longtemps, mais peu de gens avaient intérêt à la regarder en face. Il s'agit du marquage des documents. Nous avons fait allusion à ce système au titre des solutions pratiques innovantes (cf. Avec qui négocier ?). Le système permet, aujourd'hui, de tracer au plus près les usages qui sont faits des œuvres d'auteurs. Actuellement, ce sont les éditeurs qui le mettent en place pour contrôler les droits d'exploitation de leurs revues en ligne. Mais dès à présent, rien n'interdit aux auteurs, par leur intermédiaire, de réclamer des droits strictement proportionnels aux usages de leurs œuvres. Et dans une deuxième période, rien n'interdit que tout auteur dispose sur le réseau des réseaux d'un compte personnel qui serait automatiquement crédité toutes les fois où ses œuvres seraient utilisées. Ce serait donc la fin de la gestion collective et de ses trop célèbres abus...
|cc| Didier Frochot - juin 2004
Notes :
1. Ce hiatus saute aux yeux lorsqu'on regarde le schéma de la propriété intellectuelle (cf celui-ci). D'une part, on trouve la propriété industrielle, plus particulièrement destinée au monde des affaires ; d'autre part, la « propriété littéraire et artistique et les droits voisins » qui seraient plutôt tournée vers les arts et lettres, donc. Aujourd'hui, c'est ce pan de la propriété intellectuelle qui est récupéré par le monde des affaires, l'industrie de l'information notamment. On voit donc bien le glissement, qui n'est pas que sémantique.
2. Les esprits chagrins qui nous trouveraient trop dur pour le monde de l'édition liront avec profit l'article d'Anne Crignon « La jungle du livre » in Le Nouvel Observateur - Semaine du jeudi 20 février 2003 - n°1998 - rubrique Livres. L'auteur y enquête dans le milieu de l'édition et y révèle l'existence d'un sous-prolétariat des auteurs... Voir aussi le roman de Suzanne Bernard « Chair à papier » qui décrit le parcours miséreux d'un auteur à succès (14 best sellers à son actif), vivant avec 5,34 euros par jour... Éditions Le Temps des cerises, 2002, 150 p.