Un entretien intitulé "Internet s’appuie sur des contenus reliés à un territoire, une langue, une culture", publié le 20 mai dernier sur l’Atelier BNP-Paribas, de Virginie De Kerautem avec Frédéric Martel, journaliste, animateur de L’Atelier numérique de BFM Business et auteur de l’ouvrage "Smart : Enquête sur les internets" publié chez Stock au mois d’avril, met un coup de projecteur sur un thème qui va à l’encontre d’une idée reçue au sujet d’Internet : la notion de village planétaire.
C’est l’occasion pour nous de revenir sur ce qu’il faut peut-être nommer le mythe du village planétaire.
Une interconnexion mondiale de réseaux informatiques
La notion de village planétaire constitue en effet ce que nous appellerons, au sens premier du terme, une vue de l’esprit, c’est-à-dire une construction intellectuelle bâtie presque hors sol, brodée par l'esprit à partir de quelques réalités techniques évidentes. Ajoutons à ce phénomène celui du Mythe de l’Internet qui, à lui tout seul, a drainé nombre d’idées fausses, comme par exemple le célèbre vide juridique sur Internet dont on a dit et répété, notamment sur ce site, qu’il était une erreur absolue, voire dangereuse.
Certes, aux alentours des années 1990, on a commencé à disposer d’un réseau planétaire de communications informatiques (plus vaste que de simples télécommunications). Et lorsque d’une part la messagerie électronique a commencé à prendre son essor et d’autre part la présentation des informations qu’il devenait possible d’échanger a pris visage humain, grâce à la norme HTML, conjugaison de l’interface graphique (MacOS ou Windows) et d’une technique de description de pages simplissime, permettant du surcroît les liens hypertextes, il a été techniquement possible d’envisager des échanges planétaires.
De sorte que, dans l’enthousiasme autour de cette fabuleuse conquête, de cette "new frontier", pour paraphraser J.F. Kennedy, on en est arrivé à l’idée du village global ou village planétaire, une sorte de grand village à l’échelle de la planète où tout le monde côtoie tout le monde.
Vision séduisante, et pas totalement dénuée fondement en ce que la perception de notre monde a quelque peu évolué. Nous aimons rappeler que l’Internet a en quelque sorte rapetissé la planète. Là encore, il s’agit d’une vue de l’esprit, ou plutôt d’une simple allégorie : la planète reste de même taille, mais psychologiquement ses dimensions nous entravent moins : on sait qu’on peut joindre qui on veut où l’on veut à tout moment, grâce aux applications de l’Internet : la messagerie, les forums et tout le Web, mais aussi la téléphonie IP (ou téléphonie ADSL) qui s’appuie sur les réseaux de l’Internet. Ce qui réduit considérablement les coûts de communication : la plupart des fournisseurs d’accès proposent aujourd’hui des appels téléphoniques gratuits et illimtés vers la plupart des pays de la planète.
De la psychologie à la sociologie des usages
Mais là où l’idée de village planétaire en prend un coup dans l’aile, c’est lorsque très concrètement, on étudie les usages des internautes et du téléphone ADSL.
Certes, chacun dispose de tous les moyens techniques pour se connecter à tous les sites du monde, pour écrire à tous les titulaires de courriels du monde, pour téléphoner sans frais sur une large partie de la planète, mais ce n’est pas pour autant qu’on le fait au quotidien.
Il est vrai qu’à la marge, une petite proportion d’internautes profite largement de ces communications planétaires, le plus souvent d’ailleurs parce que cela correspond déjà à leurs usages. Nous pensons notamment aux familles implantées dans plusieurs pays, voire sur plusieurs continents, aux professionnels qui travaillent à l’international au quotidien. Pour ces usagers, leur village était déjà planétaire avant Internet, on n’a fait qu’améliorer et réduire les coûts de leurs communications. Mais ce n’est certainement pas le lot de l’internaute de base.
Et ce pour de nombreuses raisons.
Des obstacles naturellement humains
Le jeu des aires linguistiques
Il existe tout d’abord les obstacles bien naturels des langues. Et tout le monde ne maîtrise pas forcément le globish, cet anglais international qui aide à communiquer un peu partout dans le monde. Il faut donc considérer que les aires linguistiques vont inévitablement constituer des frontières d’usage naturel. Ajoutons aussi l’obstacle des alphabets…
La frontière de l’utilité pratique
Il y a aussi — et surtout — l’utilité ressentie des usages.
Quel besoin ai-je en effet de me connecter sur des sites américains, allemands ou japonais pour mon quotidien ? L’écrasante majorité des usages d’Internet par l’internaute lambda, c’est ceux de sa vie courante, notamment :
- Commerce en ligne, avec les grandes surfaces pour se faire livrer ou pour le drive, avec les compagnies de transport ou les sites de spectacles pour réserver ses billets, etc. ;
- E-administration : démarches en ligne, paiement des impôts et charges sociales en ligne... :
- Consultation de sources d’information et de connaissance dans sa langue tels que Wikipédia en français et/ou tous les autres sites institutionnels, professionnels ou personnels qui offrent aujourd'hui tant d’informations ;
- Échanges avec sa famille, ses amis, ses connaissances grâce à la messagerie, parfois développement de son réseau d’amis grâce aux réseaux sociaux, mais pour beaucoup, ces réseaux se limitent en grande partie aux êtres humains que l’on peut rencontrer ; rares sont les réseaux 100 % virtuels.
Le double virtuel des usages réels
Comme on le voit, rien de planétaire dans ces usages, mais la transposition dans le monde virtuel des usages du monde réel. Ni plus, ni moins. Le Web avait d’ailleurs été présenté dès ses débuts comme le double virtuel du monde réel.
Or, dans le monde réel, je ne m’adresse pas tous les jours au Président des États-Unis, donc pas plus par courriel (certains s’étaient émerveillé que la Maison Blanche ait une adresse mail publique !)
Dans le monde réel, quel besoin aurais-je de prendre connaissance des infractions constatées dans la ville de Chicago en 2012 par quartier avec leur géo-localisation ? Ce type de données publiques ouvertes (open data) concerne bien plus les ressortissants de cette ville, de l’Illinois voire plus largement des États-Unis.
Tout le monde ne consulte donc pas tout le Web, loin de là.
Des internets pour des territoires ou des groupes sociaux
C’est en substance le propos de Frédéric Martel dont nous invitons à lire l’entretien cité. "Vue de loin, la mondialisation technologique conduit à l’uniformisation", rappelle Frédéric Martel. "Or, les pays, gouvernements et populations modèlent Internet et ses usages à leur façon". Ses propos sont plus loin nuancés et pragmatiques : "Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il y a autant d’internets que de pays. C’est plus complexe. Prenons l’exemple des communautés : les Otakus, les Femens, les gays, les lanceurs d’alerte. Ils émettent des contenus globaux mais sur des sujets spécifiques à destination de publics distincts dans un cadre national ou international".
Le Web, facteur d’ouverture sur le monde, sur la culture et sur la connaissance
Il est cependant évident que l’Internet, et spécialement le Web, constitue une formidable ouverture sur le monde, pour qui souhaite s’ouvrir. De même qu’il devient un formidable moyen d’accès à toutes sortes d'informations, de contenus culturels, d’archives, permettant ainsi de s’approprier sa propre culture et/ou d'en découvrir d’autres, ou encore d’enrichir ses connaissances dans toutes sortes de domaines, selon ses goûts, à coût marginal et à bout de clic.
En savoir plus
Lire l’entretien de Virginie De Kerautem avec Frédéric Martel du 20 mai 2014 sur L’Atelier BNP-Paribas :
www.atelier.net/trends/articles/internet-appuie-contenus-relies-un-territoire-une-langue-une-culture_429453
Voir ou commander Smart : Enquête sur les internets, l'ouvrage de Frédéric Martel, sur le site des éditions Stock :
www.editions-stock.fr/smart-9782234077348
Sur le prétendu vide juridique sur Internet, voir notre article Du mythe du vide juridique au droit de l'internet dans notre Dossier spécial Droit de l'internet.