Nous nous sommes déjà penché sur les distinctions – complexes pour des non juristes – entre diffamation et dénigrement (voir notamment nos actualités des 10 février 2017, à propos d’un jugement du tribunal de commerce de Marseille, et 3 mars 2020, visant un arrêt de la cour d’appel de Paris).
Cette fois nous nous intéresserons à une décision de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation qui est venu confirmer, le 18 octobre 2023, la distinction entre diffamation et dénigrement, et les difficultés qui s’ensuivent si d’aventure l’avocat ne se porte pas à bon escient sur l’un ou l’autre terrain : les fondements juridiques et moyens d’action sont tout à fait différents.
Faits et procédure en bref
La société B, du secteur de l’énergie, a conclu un contrat de développement avec la société I. Cette dernière avait publié sur son site internet des communiqués accusant la société B, selon l’arrêt, « d'avoir commis une escroquerie à un jugement et menti aux juridictions françaises et aux investisseurs en bourse ».
« Estimant que ces communiqués avaient un caractère dénigrant, la société B l'a assignée en référé en suppression de ceux-ci », sur la base de l’article 1240 du Code civil (responsabilité extracontractuelle, sur laquelle sont fondées la plupart des actions en dénigrement, concurrence déloyale et parasitisme).
L’analyse de la Cour de cassation
Tout en rappelant que les propos et allégations d’escroquerie et de « magouilles » consistaient « à répandre des informations péjoratives sur la société B en concurrence directe avec la société I, à la décrier ouvertement et à rabaisser sa renommée dans l'esprit de la clientèle ou encore à la discréditer » et selon la plaignante « qu'ils sont donc constitutifs de dénigrement au sens de l'article 1240 du code civil », les magistrats relèvent le point essentiel : « il résulte de ces constatations que n'étaient pas visés les produits ou services de la société mais sa réputation ». Et la chambre civile de conclure : « la cour d'appel a violé le texte susvisé ».
Quelques mots d’explication
On se retrouve face à une décision pour le moins laconique qui mérite quelque éclaircissement.
Notion de dénigrement
L’expression complète qui vise le dénigrement pour les juristes est « dénigrement de produits ou de services ». En d’autres termes, pour pouvoir se placer sur le terrain du dénigrement, il faut pouvoir apporter la preuve que les produits ou prestations de services d’une entreprise ont bien été critiqués, au-delà de toute limite de la liberté d’expression qui inclut la libre critique, notamment dans le but de discréditer une entreprise.
Dans le cas de l’espèce, les propos tenus alléguaient une « escroquerie », des « magouilles » et « une escroquerie au jugement ». À aucun moment les prestations de la société B n’étaient mises en cause. Les conditions du dénigrement n’étaient donc pas réunies.
La diffamation constituée ?
En revanche, en alléguant notamment un fait assez précis d’« escroquerie au jugement », les propos auraient peut-être pu tomber sous le coup de la diffamation. Rappelons que la diffamation est définie par l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse comme « Toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne » physique ou morale. Il faut ainsi rapporter un fait suffisamment précis. C’est peut-être dans l’incertitude d’une issue favorable sur ce terrain – ou encore pour cause de prescription du délai d’action en diffamation (3 mois) que l’affaire s’est portée sur le terrain du dénigrement.
Une démarche alternative à bien calibrer
En synthèse, lorsque des contenus préjudiciables sont publiés, il importe d’en analyser la teneur afin d’évaluer sur quelle base juridique on peut les attaquer en justice :
Critique d’une entreprise ou d’un professionnel au travers des prestations qu’il fournit, produits ou services, même de manière générale, sans alléguer de faits précis comme par exemple telle prestation avec tel client, tel jour :
→ Privilégier l’action en dénigrement de produits ou de services, sur la base de l’article 1240 du Code civil.
Allégations de faits qui portent atteinte à l’honneur et à la considération de la personne de l’entreprise ou du professionnel – et qui ne sont pas avérés :
→ Privilégier l’action en diffamation.
C’est bien sûr à l’avocat d’analyser les faits pour choisir le meilleur terrain. Il arrive que l’avocat chargé du litige ne fasse pas la bonne analyse et mène son client à l’échec.
Sans que nous puissions affirmer que dans le cas du présent litige – affaire assez complexe par ailleurs – il y ait eu erreur de l’avocat, il faut bien constater que la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la cour d’appel de Douai. La société discréditée pourrait relancer une procédure sur le terrain de la diffamation, si du moins c’est encore possible puisque le délit de diffamation est prescrit au bout de 3 mois. La procédure dans ce litige étant complexe – plusieurs instances en cours – il est impossible de dire si des actes de procédure pour diffamation ont été lancés dans les délais en parallèle.
Des intérêts considérables en jeu ou la guerre de l’information
Si l’on a la curiosité de parcourir l’arrêt de la cour d’appel de Douai du 9 juin 2022, cassé par la Cour de cassation, on perçoit très vite l'importance du préjudice allégué par la société B au travers de ses demandes de dommages-intérêts : « la somme de 50 695 127 euros outre celle de 50 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile [frais de justice de la société plaignante] ».
On le voit, les questions d’e-réputation ne se résument pas en une mauvaise réputation in abstracto qui certes ne ferait pas plaisir, mais sans vraiment nuire aux entreprises. Comme nous l’avons déjà vu, certaines entreprises subissent de lourdes pertes de chiffre d’affaires, ce qui peut aller jusqu’à provoquer des « compressions de personnels » manière de désigner pudiquement du chômage.
En savoir plus
Consulter l’arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation du 18 octobre 2023 sur le site de la Cour.
Et l’arrêt de la cour d’appel de Douai du 9 juin 2022, objet de la cassation, sur le même site.
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