Cela sonne comme une fable de La Fontaine et ce pourrait presque en être une avec la morale "Bien mal acquis ne profite jamais". Et cela fleure bon la France profonde puisque sont mis en cause de modestes artisans, et non pas les classiques multinationales bardées de services juridiques et d'avocats.
Les faits
Estimant pertinente la thématique d'un tableau qu'ils avaient acquis auprès d'un peintre, représentant leurs propres oies dans un paysage de bruyère, un couple d'artisans charcutiers, exerçant en société, a "utilisé à des fins commerciales une reproduction de l’œuvre sur leur site internet, leur véhicule utilitaire, la devanture de leur boutique, des panneaux publicitaires, des sacs à provision et des affichettes publicitaires". Après avoir vainement demandé à l'amiable la cessation de l'exploitation de son œuvre, l'auteur du tableau a donc assigné les charcutiers amateurs d'art rustique en contrefaçon sur le seul terrain civil.
Les arguments en présence
Le peintre invoquait la violation de son droit d'auteur sur deux terrains :
- Reproduction de son œuvre sur tous les supports évoqués sans son accord (monopole d'exploitation de l'auteur);
- Modification de son œuvre sans son accord et donc atteinte à son droit moral, spécialement droit à l'intégrité de l'œuvre.
- Pour justifier les fortes sommes demandées à titre de dommages-intérêts (34 000 € au total), il demandait aux juges de constater qu'il s'agissait d'une exploitation commerciale de son œuvre.
Les défendeurs quant à eux invoquaient notamment "la cession tacite et gratuite à la société X des droits patrimoniaux détenus par Monsieur G. sur l’œuvre litigieuse".
La décision du tribunal
Le Tribunal de grande instance de Paris, dans son jugement du 21 juin 2013, a donc constaté que "en reproduisant sans son accord l’œuvre de Monsieur G. sur son site internet, son véhicule utilitaire, la devanture de sa boutique, ses panneaux publicitaires, ses sacs à provision et ses affichettes publicitaires, la société X a porté atteinte aux droits patrimoniaux et au droit au respect de l’œuvre de celui-ci".
En conséquence, le tribunal condamne la société à des dommages-intérêts s'élevant à 3000 € pour le préjudice matériel, 500 € pour le préjudice moral et 2000 € pour frais de procédure.
Il ordonne en outre le retrait de l'œuvre du site internet et la destruction de toutes les reproductions sur tous les supports visés, ce qui représente un certain coût pour la société contrefactrice.
Une décision à portée didactique
Il s'agit là d'une décision assez classique, qui vient simplement rappeler les grands principes du droit d'auteur. Mais c'est pour cela que nous la relatons, à l'instar de l'excellent site Legalis.net.
Cette décision vient en effet rappeler la morale de l'histoire que nous pourrions ainsi formuler : les propriétaires d'une œuvre picturale ne détiennent pas les droits leur permettant de la reproduire sur leur site internet et d'autres supports commerciaux.
Cela nous permet de rappeler quelques principes essentiels du droit d'auteur.
Acquisition de l'objet et acquisition des droits de l'auteur
L'acquisition de l'objet porteur de l'œuvre n'emporte pas acquisition de tous les droits attachés à l'œuvre. Le fait d'avoir acquis le tableau ne donnait aux époux aucun droit d'exploitation autre que ceux découlant de l'usage auquel il était destiné : être exposé en privé.
Application en photothèque ou en bibliothèque
C'est aussi le cas lorsque des négatifs de photos ou des diapositives sont stockés dans une photothèque : ce n'est pas parce qu'on détient les originaux qu'on détient des droits sur l'œuvre immatérielle que constitue la photo.
De même en bibliothèque : ce n'est pas parce qu'on est abonné à un journal qu'on a le droit de le numériser, contrairement à ce qui était soutenu par certains professionnels il y a encore quelques années…
La notion de périmètre d'exploitation
La cession de droits d'exploitation surune œuvre ne constitue jamais qu'une cession d'un périmètre limité de cette exploitation. Nous savons, depuis l'affaire qui a opposé Le Figaro à ses journalistes (Cour d'appel de Paris, 10 mai 2000), que, même salariés, des auteurs ne cèdent en échange de leur rémunération qu'un périmètre d'exploitation limité, en l'occurrence à la reproduction de leurs œuvres dans le journal en question.
Ici, les époux avaient acquis — de surcroît à titre personnel, donc leur société ne disposait d'absolument aucun droit — le tableau lui-même, ce qui signifie qu'ils disposaient sur celui-ci du seul droit de l'exposer en privé donc pour ainsi dire du seul droit de le regarder et de le faire voir à leurs visiteurs (droit de représentation) mais en aucun cas du droit de le reproduire.
Application sur Internet
C'est le même cas sur Internet : l'idée fausse s'est propagée selon laquelle "puisque c'est sur internet on a le droit de le reproduire" : l'auteur qui poste son œuvre sur le Web ne cède aux internautes que le droit de la regarder (droit de représentation), mais en aucun cas le droit de la reproduire.
Droit moral : le droit au respect de l'œuvre
Les époux avaient altéré l'œuvre (non pas le tableau, objet matériel, mais l'image qu'il porte et qui est l'œuvre elle-même) en la reproduisant sur le véhicule utilitaire, la devanture, etc. (on pourrait dire presque nécessairement, vu le changement de support et surtout de format).
Même à supposer qu'ils eussent été investis licitement de droits d'exploitation selon le périmètre qui convenait (redroduction à des fins commerciales et publicitaires) le droit au respect ou à l'intégrité de l'œuvre demeurait et il convenait d'y veiller.
Une cession de droits d'exploitation n'est jamais tacite
L'auteur ne cède jamais tacitement de droits d'exploitation sur son ou ses œuvres. L'article L.131-3, al.1er du code de la propriété intellectuelle — le pivot essentiel de la gestion des droits d'auteur — pose comme condition de validité de la cession des droits d'exploitation que celle-ci fasse l'objet d'un acte qui mentionne les divers droits d'exploitation cédés et "que le domaine d'exploitation des droits cédés soit délimité quant à son étendue et à sa destination, quant au lieu et quant à la durée". On voit qu'on est bien loin de la possibilité d'un accord tacite…
Une affaire à taille humaine…
On a ici affaire à des artisans peu au fait des subtilités du droit d'auteur. Ils ont donc agi avec une ignorante légèreté, ce qui ne saurait les exonérer de leur négligence et donc de leur responsabilité : lorsqu'on ne sait pas, on s'informe…
La jurisprudence fait d'ailleurs peser sur les professionnels une obligation de sérieux et de vigilance supérieure à celle d'un consommateur. Même si la propriété intellectuelle n'est pas le domaine d'expertise d'un commerçant-artisan, il se doit de la respecter.
… qui concerne tout professionnel, y compris et surtout dans nos domaines d'activité
C'est ce que nous nous évertuons à rappeler inlassablement aux stagiaires que nous formons. Rappelons-le : "nul n'est censé ignorer la loi", même si nous sommes bien conscient de l'extraordinaire complexité du droit aujourd'hui. Mais la propriété intellectuelle devrait faire partie de tout bagage intellectuel de tout chef d'entreprise, de tout communiquant — ce qui est loin d'être le cas, les petits entrepreneurs étant déjà tout juste formé au droit des affaires —, et par-dessus tous des métiers de l'information-documentation.
En savoir plus
Lire la présentation de l'affaire sur Legalis.net :
www.legalis.net/spip.php?page=breves-article&id_article=3790
Voir le texte intégral de la décision du 21 juin 2013, toujours sur Legalis.net :
www.legalis.net/spip.php?page=jurisprudence-decision&id_article=3789
Voir notre double Fiche synthétique sur le Droit d'auteur et son Schéma explicatif.
Voir notre article sur Les actes de cession de droit d'auteur.
Voir l'article L.131-3 du code de la propriété intellectuelle sur Légifrance.