La Suisse, paradis des bibliothécaires et documentalistes ?

Cette question en forme de boutade recèle un terrible fond de vérité juridique.

Ayant eu, voici quelques mois, à creuser la législation suisse sur le droit d'auteur pour le compte d'un client, nous nous sommes aperçu que, dans le grand concert européen de l'ultra-protection des auteurs – qui cache surtout les intérêts des intermédiaires que sont les éditeurs – il est un ilot juridique qui a pensé un peu plus que d'autres pays aux besoins des professions de l'information-documentation : la Confédération helvétique.

Un usage privé du copiste intelligent

Nous en voulons pour preuve cette disposition spécifique de la loi fédérale suisse sur la question délicate pour nos métiers de l'usage privé du copiste.

La loi fédérale du 9 octobre 1992 sur le droit d'auteur et les droits voisins dispose, dans son article 19 :

"1 L’usage privé d’une œuvre divulguée est autorisé.
Par usage privé, on entend :
a. toute utilisation à des fins personnelles ou dans un cercle de personnes étroitement liées, tels des parents ou des amis ;
b. toute utilisation d’œuvres par un maître et ses élèves à des fins pédagogiques ;
c. la reproduction d’exemplaires d’œuvres au sein des entreprises, administrations publiques, institutions, commissions et organismes analogues, à des fins d’information interne ou de documentation.
2 La personne qui est autorisée à effectuer des reproductions pour son usage privé peut aussi, sous réserve de l’al. 3, en charger un tiers ; sont également considérées comme des tiers au sens du présent alinéa les bibliothèques, les autres institutions publiques et les entreprises qui mettent à la disposition de leurs utilisateurs un appareil pour la confection de copies.
"

L'espace de liberté réside dans la notion d'usage privé, presque aux antipodes de ce qui se fait ailleurs.

Reprenons un à un les éléments qui distinguent fondamentalement la loi suisse par rapport aux directives européennes et aux lois qui en découlent dans les États membres de l'Union européenne.

Quelques espaces de libertés étonnants

Le texte précise qu'il y a usage privé dans les cas qui suivent.

Toute utilisation à des fins personnelles

C'est l'unique acception traditionnellement concédée au sein de l'Union européenne. Il faut que l'usage soit purement individuel et que le copiste soit l'usager lui-même.

Toute utilisation à des fins pédagogiques

Ici, on est loin des contorsions de la loi française, pour ne citer qu'elle, qui n'autorise que "des extraits d'œuvres", et ajoute une flopée de conditions supplémentaires qui sont autant de barrières et d'interdits propres à satisfaire les éditeurs, sans s'occuper plus avant du fait que cela peut freiner la transmission du savoir. En Suisse, l'exception pédagogique est donc largement comprise. Et elle entre, en fait, dans le cadre de l'usage privé du copiste.

La reproduction au sein des entreprises aux fins d'information interne et de documentation

Cette fois-ci, on sort complètement de l'usage privé du copiste vu au travers des lunettes de myopes du CFC (Centre français d'exploitation du droit de copie) et autres organes gravitant autour des éditeurs. Depuis plusieurs décennies maintenant, les éditeurs, assistés en cela depuis 1983 par le CFC, s'évertuent à nous expliquer que l'usage privé du copiste ne peut être qu'un usage individuel, ce que la directive DADVSI et la loi française confirment. Ils ont même poussé le sophisme jusqu'à prétendre que l'usage ne pouvait être que "privé" c'est-à-dire pour la vie privée, tentant de faire exclure toute utilisation dans un cadre professionnel – ce que bien sûr la loi ne prévoit pas.
On voit donc quel gouffre sépare la loi suisse de notre droit français, qui ne déroge pas particulièrement au droit de l'Union européenne sur ce terrain. À titre d'exemple, si une telle loi s'appliquait en France, le CFC n'aurait plus aucune raison d'être.

La délégation de l'usage privé du copiste à un tiers

Le texte va encore plus loin puisqu'il dispose, dans son point 2, que tout titulaire de l'usage privé du copiste peut "en charger un tiers".  Lorsqu'on comprend que ce tiers peut être un professionnel de l'information-documentation, on comprend que la Suisse peut être vue comme un paradis professionnel !

La reconnaissance des photocopieurs en libre service

Et pour faire bonne mesure, le texte ajoute dans la liste des "tiers" licites, les bibliothèques, les autres institutions publiques et les entreprises "qui mettent à la disposition de leurs utilisateurs un appareil pour la confection de copies".

Pour conclure

On le voit, certains pays savent légiférer dans un certain équilibre des droits de tous les acteurs économiques, au lieu de sacrifier les professionnels de l'information-documentation sur l'autel du droit absolu de l'auteur, qui – rappelons-le toujours – constitue trop souvent le faux-nez des éditeurs.

De quoi donner envie de s'installer en Suisse…

En savoir plus

Consulter la loi fédérale du 9 octobre 1992 sur le droit d'auteur et les droits voisins, notamment son article 19 sur le site de l'OMPI :  
http://www.wipo.int/wipolex/fr/text.jsp?file_id=435412

Didier FROCHOT