L'anonymisation sur internet
Nous avons souvent évoqué les questions d'anonymisation sur internet, notamment au travers des nombreux cas où le nom d'une personne physique publiée sur internet nuit à son image.
S'agissant des décisions de justice, la Cnil avait rendu un avis recommandant d'anonymiser les décisions de justices lorsqu'elles étaient publiées sur internet (Délibération n°01-057 du 29 novembre 2001 portant recommandation sur la diffusion de données personnelles sur internet par les banques de données de jurisprudence). Celle-ci a été confirmée et renforcée par la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, dispositions transposées dans les articles L.111-13 du Code de l'organisation judiciaire d'un côté et L.10, al.2 et L.10-1, al.2 du Code de justice administrative de l'autre.
Pour tous les autres cas, c'est aujourd'hui le RGPD qui prévaut puisqu'il institue pour les "personnes concernées" le droit à l'effacement des données personnelles (article 17, 1) et le droit de s'opposer à ce que des données personnelles soient traitées (article 21), notamment sur internet.
Toutefois, le RGPD précise que le droit d'opposition s'exerce sous réserve pour le responsable du traitement – en l'occurrence l'éditeur d'un site internet – d'invoquer un motif légitime pour refuser de l'appliquer. C'est ainsi que nombre d'éditeurs de presse invoquent l'information du public comme motif pour s'opposer à une demande d'anonymisation (voir ci-dessous).
Par ailleurs, selon la loi du 6 janvier 1978 modifiée en conformité avec le RGPD, certains des droits protégeant les personnes ne sont pas applicables dans le cadre des "activités journalistiques".
Un droit pas absolu
Force est de constater que même dans l'esprit du RGPD, les droits d'opposition et à l'effacement ne sont pas absolus.
Ajoutons que la jurisprudence sur le droit au déréférencement sur les moteurs de recherche – autre aspect de l'anonymisation – indique de manière constante depuis l'arrêt fondateur de la Cour de justice de l'Union européenne du 13 mai 2014 (voir notre actualité du 16 mai de la même année) que ce droit à la protection de sa vie privée doit être mis en balance avec l'intérêt du public à être informé.
La frontière est délicate à trouver entre le cas où la vie privée prévaut et où celui dans lequel c'est l'information du public qui prime.
La jurisprudence s'attache donc peu à peu à définir plus précisément la ligne de partage, nécessairement souple et mouvante entre ces deux territoires.
Un arrêt essentiel de la Cour européenne des droits de l'homme
Sur ce terrain la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) – à ne pas confondre avec la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) – a rendu le 21 juin dernier un arrêt fondamental à nos yeux dans l'affaire Hurbain c. Belgique (Requête n° 57292/16).
Instance judiciaire internationale dépendant du Conseil de l'Europe – et non de l'Union européenne –, la CEDH est chargée de veiller à l'application conforme de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales de 1950 par les pays qui l'ont signée.
Les faits en bref
Le quotidien belge Le Soir ayant refusé d'anonymiser sur ses archives de presse en ligne un article évoquant la condamnation vieille de 20 ans d'un Belge ayant entre temps bénéficié d'une réhabilitation judiciaire, celui-ci se lança dans une longue procédure judiciaire dans son pays contre Le Soir. Le quotidien fut finalement condamné à anonymiser, en dépit de dispositions plus souples de la loi belge transposant la directive sur les données personnelles de 1995, en vigueur à l'époque des faits. L'éditeur saisit alors la CEDH, contre la Belgique puisque c'est la justice de son pays qui l'avait condamné, sur la base de la violation de l'article 10 de la Convention européenne précitée (c'est-à-dire atteinte à la liberté d'expression du journal).
La décision de la CEDH
Dans un arrêt très longuement motivé, la cour rappelle tout d'abord en détail l'état du droit en la matière, depuis la directive européenne sur la protection des données à caractère personnel de 1995 (en vigueur avant le RGPD), sa transposition dans la loi belge exonérant les activités journalistiques des droits de rectification, de suppression et du droit d'opposition prévus par la directive, jusqu'à la jurisprudence de la CJUE sur le droit au déréférencement. Après avoir soigneusement étudié la position des parties, la cour conclut qu'il n'y a pas eu d'atteinte à la liberté d'expression du quotidien et confirme la décision de la cour d'appel de Liège de condamner ce dernier à l'anonymisation de l'article litigieux.
Un risque de "casier judiciaire virtuel"
La Cour européenne souligne les propos de la Cour d'appel de Liège : "l’archivage électronique d’un article relatif au délit commis ne doit pas créer pour l’intéressé une sorte de « casier judiciaire virtuel »".
La CEDH résume ainsi sa décision :
- L'éditeur d’un journal contraint à anonymiser l’archive sur Internet d’un article paru vingt ans auparavant, au nom du droit à l’oubli de l’auteur d’un accident mortel
- Mise en balance des intérêts en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour
- Identité d’une personne privée sans notoriété n’apportant aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, dont le maintien en ligne était susceptible de créer un « casier judiciaire virtuel »
- Préjudice pour la personne mentionnée eu égard notamment au temps s’étant écoulé depuis la publication de l’article d’origine
En savoir plus
Consulter toutes nos actualités sur les questions d'Anonymisation des données à caractère personnel et plus généralement sur les Données à caractère personnel.
Voir également notre actualité du 2 novembre 2011 sur "la double peine sur le Web", à comparer avec la notion de casier judiciaire virtuel de la justice belge.