Sous ce titre peut-être énigmatique, nous visons toutes ces zones dans lesquelles on n’est jamais sûrs que les choses soient noires ou blanches, en termes juridiques : que le droit soit d’un coté ou de l’autre.
Un des meilleurs exemples est l’originalité d’une œuvre : quand une création de l'esprit est-elle objectivement originale, donc qualifiée d’œuvre et protégée en tant que telle par le droit d’auteur ?
Le droit d’auteur, tant par ses textes que par la jurisprudence, a délimité la frontière entre œuvre d’auteur et objet dépourvu d’originalité et donc de non-protégé par ce droit
Un sujet trop obsessionnel
Très souvent lors de nos formations, des stagiaires objectent à perte de vue sur la difficile délimitation de la protection ou non d'une œuvre par le droit d'auteur — pour continuer sur notre exemple. Et de multiplier les cas où il n’est pas sûr qu’on soit d’un côté ou de l’autre de la frontière, en d’autres termes, où il n’est pas sûr que la qualité d’œuvre protégée soit retenue en cas de contentieux judiciaire
Nous affirmons que cette préoccupation est par trop obsessionnelle, parfois même assortie de sarcasmes à l’encontre du droit incapable de délimiter correctement les choses. Ainsi en est-il — pour prendre un autre exemple — de l’extraction qualitativement ou quantitativement substantielle d’une base de données (droit des producteurs de bases de données) : qu’est-ce qu’une extraction substantielle ? Le juriste d’entreprise se doit de définir des contours objectifs à cette notion. À mesure que la jurisprudence aura à se pencher sur la question, les contours seront peu à peu mieux définis.
Un débat souvent stérile…
Le juriste use d’une belle formule qui lui permet de botter en touche, car il sait que cette question de zone grise et de frontière est une bouteille à l’encre : « C’est une question laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond [de l’affaire, soit les tribunaux et les cours d’appel] ».
Tout au plus est-ce une question dont se délectent une poignée de spécialistes, mais en pratique, le non-juriste ne peut qu’être encombré par des considérations de ce genre.
… Sans aucun enjeu significatif
Mieux vaut considérer la vérité statistique : dans la majeure partie des cas, on sait précisément de quel côté de la frontière juridique on se trouve.
Un phénomène inévitable
Les zones grises sont une inévitable conséquence du fait que le droit est une science humaine : rêver de supprimer ces zones reviendrait à enfermer les êtres humains dans ces règles strictes et à leur interdire de vivre et d’évoluer. C’est peut-être le cas sous des régimes autoritaires dans lesquels peu de place est laissée à la liberté de l’homme, mais dans des pays libres, c’est la rançon du respect des libertés fondamentales.
Dans les pays respectueux des libertés donc, le couple droit écrit — jurisprudence est là pour définir les grands principes par écrit et délimiter la frontière au coup par coup et à mesure de l’évolution de la société, afin de réduire le plus possible ces fameuses zones grises.
Pour être provocateur, nous pourrions ajouter que ces frontières sont aussi susceptibles de se déplacer sous l’influence de la jurisprudence, jusqu’à ce que de nouveaux critères de délimitation soient adoptés par le législateur. C’est un des précieux rôles de la jurisprudence : les frontières bougent donc, et les zones grises qui les entourent aussi…
Pour une ébauche de liste des zones grises
Les zones grises sont légion en droit. Nous serions tentés de dire que dès que le droit définit des limites à ne pas dépasser, donc des frontières légales, il y a ipso facto des questions de no man’s land.
Il est donc impossible de dresser la liste de ces zones de turbulence susceptibles de nuire à la sécurité absolue de l’analyse juridique. Ayant affirmé ci-dessus leur peu d’importance statistique, nous ne serions pas cohérents à leur accorder ici trop de poids.
Toutefois, dans les domaines que nous traitons régulièrement (le droit de l’information au sens large) nous pouvons citer quelques cas typiques.
Nous nous bornerons ici à lister les plus saillants :
- L’originalité en droit d’auteur, permettant de protéger une œuvre par le droit d’auteur (notre premier exemple) ;
- Le caractère substantiel dans l’extraction d’une partie d’une base de données (notre second exemple) ;
- La vie privée des personnes physiques : qu’est-ce qui relève de la vie privée, protégée en tant que telle par l’article 9 du code civil, qu’est-ce qui en est exclus ?
- La diffamation et les injures : en dépit de la double définition claire de la loi de 1881, cette zone grise est l’objet d’un des contentieux les plus abondants, notamment avec les médias, qui permettent de suivre la ligne mouvante de la frontière tracée par ces notions.
Pour ne pas conclure…
Il convient donc de ne pas trop être obnublié par l’existence de ces zones grises et, dans un esprit positif, de considérer plutôt l’écrasante majorité des cas où le droit fonctionne sans difficulté plutôt que de buter sur ces cas qui demeurent résiduels.